La divulgation d’un modèle, c’est pas du gâteau !

Par Alexandra Di Maggio,

L’apparence d’un produit déterminée notamment et essentiellement par sa forme, est un élément important dans le cadre de la création de l’identité des produits d‘une entreprise et un aspect fondamental pour se démarquer des concurrents et asseoir sa place sur le marché.

Le droit français de la propriété intellectuelle propose un outil déterminant à cet égard de par la protection des dessins et/ou modèles du Livre 5 du Code de la propriété intellectuelle (article L 511-1 et suivants du Code précité). Cette dernière permet d’obtenir un droit exclusif d’exploitation sur le dessin ou modèle pour autant que ce dernier satisfasse aux principales conditions de validité requises, à savoir la nouveauté du dessin ou modèle et son caractère propre. (N.B. le droit français offre aussi aux dessins et modèles, et ce sous certaines conditions, une protection par le droit d’auteur, règlementée par les dispositions du Livre 1 du Code susmentionné ; protection qui ne sera pas évoquée dans cet article).

Le caractère propre du dessin ou modèle, tel que défini par l‘article L 511-4 du Code de la propriété intellectuelle, exige que ledit dessin ou modèle suscite chez l’observateur averti (fiction juridique constituant la personne de référence dans le domaine) une impression visuelle d’ensemble différente de celle produite par tout dessin ou modèle divulgué antérieurement.

La nouveauté définie à l’article L 511-3 du Code de la propriété intellectuelle est l’absence de divulgation antérieure au dépôt. L‘article susmentionné et rapporté ci-dessous précise en effet :

« Un dessin ou modèle est regardé comme nouveau si, à la date de dépôt de la demande d'enregistrement ou à la date de la priorité revendiquée, aucun dessin ou modèle identique n'a été divulgué. Des dessins ou modèles sont considérés comme identiques lorsque leurs caractéristiques ne diffèrent que par des détails insignifiants ».

La divulgation du modèle antérieurement au dépôt peut donc invalider ce dernier, d’autant que la conception retenue par le Code de la propriété intellectuelle en son article L 511-6 (voir ci-après) est très large et se rapproche à ce titre de celle existant en droit des brevets.

La plus grande de prudence s’impose donc dans ce domaine, même si des correctifs sont prévus par l’article L511-6 du Code de la propriété intellectuelle rapporté ci-dessous.

« Un dessin ou modèle est réputé avoir été divulgué s'il a été rendu accessible au public par une publication, un usage ou tout autre moyen. Il n'y a pas divulgation lorsque le dessin ou modèle n'a pu être raisonnablement connu, selon la pratique courante des affaires dans le secteur intéressé, par des professionnels agissant dans la Communauté européenne, avant la date du dépôt de la demande d'enregistrement ou avant la date de priorité revendiquée.

Toutefois, le dessin ou modèle n'est pas réputé avoir été divulgué au public du seul fait qu'il a été divulgué à un tiers sous condition, explicite ou implicite, de secret.

Lorsqu'elle a eu lieu dans les douze mois précédant la date du dépôt de la demande ou la date de priorité revendiquée, la divulgation n'est pas prise en considération :

a) Si le dessin ou modèle a été divulgué par le créateur ou son ayant cause, ou par un tiers à partir d'informations fournies ou d'actes accomplis par le créateur ou son ayant cause ;

b) Ou si le dessin ou modèle a été divulgué à la suite d'un comportement abusif à l'encontre du créateur ou de son ayant cause.

Le délai de douze mois prévu au présent article n'est pas applicable lorsque la divulgation est intervenue avant le 1er octobre 2001 »

Le débat en matière de dessin et/ou modèle est donc souvent autour de la notion de divulgation qui viendrait invalider le dessin et/ou modèle et il s’agit d’un argument essentiel en défense lorsqu’une contrefaçon de dessins ou modèles est invoquée.

Le TGI de Paris dans une affaire du 15 mars 2018 qui sera commentée ci-après a rappelé et appliqué les principes en la matière. (PIBD N°1103-III-672).

En l’espèce, un acteur de la grande distribution française se voyait assigné en contrefaçon de modèle (et par ailleurs en contrefaçon de marque et concurrence déloyale et parasitaire) par un grand chef cuisinier pour avoir reproduit dans un magazine publicitaire un modèle de tarte aux pommes en forme de bouquet de roses sans tige déposé par ledit chef qui avait également par ailleurs déposé à titre de marque notamment pour les gâteaux et pâtisserie les termes «  TARTE BOUQUET DE ROSE ».

En défense, la société attaquée contestait la validité du modèle en soutenant son défaut de nouveauté en raison d’une antériorité divulguée antérieurement au dépôt dans un livre de recettes publié aux Etats-Unis par un auteur américain.

Le débat ne portait pas sur la matérialité de la divulgation qui n’était pas contestée, mais sur son accessibilité aux milieux spécialisés du secteur dans la mesure où le titulaire du modèle soulignait habilement qu’il ne pouvait avoir raisonnablement eu connaissance du livre publié aux Etats-Unis par une amatrice de cuisine inconnue en France à l’époque du dépôt du modèle.

En effet , la divulgation est écartée, et donc non destructrice de nouveauté et partant sans conséquence sur la validité du modèle, lorsque selon le texte applicable «  le dessin ou modèle n'a pu être raisonnablement connu, selon la pratique courante des affaires dans le secteur intéressé, par des professionnels agissant dans la Communauté européenne, avant la date du dépôt de la demande d'enregistrement ou avant la date de priorité revendiquée. »

Ainsi, si une divulgation est opposée à un titulaire de modèle qui ne peut contester sa matérialité, il lui appartient de se rabattre sur le terrain parfois épineux, de son accessibilité et d’établir que les faits qui constituent la divulgation ne pouvaient dans la pratique courante des affaires du secteur intéressé être raisonnablement connus par les professionnels du secteur (à savoir, notamment le déposant du modèle en cause).

L‘entreprise est souvent ardue, comme peut le suggérer le caractère assez vague des termes «  pratique courante des affaires, faits qui ne peuvent être raisonnablement connus  », mais pas impossible. Il s’agit ,comme l’a énoncé et rappelé le Tribunal de l’Union Européenne, d’une question de fait et pour déterminer si le modèle a été divulgué antérieurement au dépôt, il convient de prendre en compte des éléments factuels suivants du type «  composition des milieux spécialisés, leurs qualifications , coutumes et comportements, l‘étendue de leurs activités, leur présence aux évènements lors desquels les dessins ou modèles sont présentés … »( Tribunal de l’Union Européenne 14/03/18 T-651/16 point 56 et Tribunal de l’Union Européenne, 21 mai 2015, T-22/13, point 29).

En l’espèce, le grand cuisinier est parvenu à établir, et pas seulement car l’antériorité avait été divulguée aux Etats-Unis - la divulgation destructrice de nouveauté ne connaissant pas nécessairement de frontières-, qu’il n’était pas raisonnable qu’il ait eu connaissance de la divulgation. Le grand cuisinier a ainsi pu faire échec à la demande en nullité de son modèle.

Le TGI de Paris retient, pour écarter l’antériorité, « qu’il s’agit de personnalités différentes qui ne s’adressent pas au même public (et qu’il) est ainsi peu probable que Monsieur Alain P (le cuisinier de renom) dans son secteur d’activités ait eu connaissance avant le dépôt de ses modèles, des recettes de Martha Stewart (l’auteure américaine du livre de recettes invoqué comme antériorité) dont les publications doivent en conséquence être écartées. ».

La décision est en tout point conforme aux règles de la matière et suit la jurisprudence de l’Union Européenne. Cependant, si en l’espèce, le déposant a eu gain de cause grâce notamment à un excellent rassemblement de preuves et de faits et à une argumentation sans faille, il est souvent difficile d’écarter une antériorité en arguant de son inaccessibilité aux professionnels du secteur.

Cette difficulté a été rappelée à la société Crocs, la veille de la décision commentée, puisqu’elle n’est pas parvenue à écarter , du fait de leur inaccessibilité aux professionnels du secteur qu’elle avait tenté d’alléguer, les antériorités qui lui avaient été opposées pour détruire la nouveauté du modèle des fameuses chaussures Crocs, modèle qui a par conséquent été invalidé par les instances européennes.(Tribunal de l’Union Européenne précité, 14/03/18 T-651/16).

Si dans notre affaire du modèle de tarte aux pommes, le modèle n’a pas été invalidé et que notre cuisinier est plus heureux sur ce point que la société Crocs, le cuisinier n’a toutefois pas eu gain de cause sur le terrain de la contrefaçon du modèle. En effet, le tribunal a considéré que les différences entre les modèles de tartes aux pommes en cause étaient suffisantes et que les modèles  produisaient ainsi une impression visuelle d’ensemble différente.

Cependant , notre cuisinier qui a eu le bon reflexe de protéger à titre de marque la dénomination de son modèle par un dépôt de marque « TARTE BOUQUET DE ROSES » ( dont la validité n’était pas contestée) , a triomphé sur le terrain de la contrefaçon de marque, vu que le titre de l’article du magazine incriminé et contenant les modèles «  forme de tarte » était «  TARTE AUX POMMES BOUQUET DE ROSES » et que la contrefaçon par imitation a été caractérisée.

Ceci rappelle qu’il est sage, afin de ne pas se faire piquer par les épines de la propriété intellectuelle, de combiner les différents outils qu’offre cette dernière en vue de protéger chaque caractéristique de vos produits, que ce soit par exemple leur forme ou leur nom.

Alexandra Di Maggio est Conseil en Propriété Industrielle – Marques, Dessins et Modèles chez Novagraaf France.

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