L’anglais, pas le fort des français… et du reste de l’UE ?

Par Anne-Constance Lacoste,

De très nombreux dépôts de marques sont effectués dans des langues étrangères. En particulier, certains déposants font le choix de déposer des termes anglais pour désigner leurs produits et services, parfois compréhensibles, parfois non compréhensibles par le public pertinent.

La réputation des français en matière de langues vivantes est malheureusement bien connue : l’anglais n’est pas notre fort. Qu’en est-il du reste de l’Union européenne ? Comment déterminer le vocabulaire anglais « basique » ? Est-ce que « bell » et « bull » sont compris par l’ensemble de l’Union européenne ?

Il s’agit là des questions auxquelles la 2e Chambre de recours de l’EUIPO a été confrontée dans une affaire récente Ecobell (fig.) contre Ecobull (11/09/2023, R 2539/2022-2), à la suite d’une décision d’annulation partielle.

La décision de l’Office d’annuler partiellement la marque ECOBELL (fig.)

Dans cette affaire, une marque de l’Union européenne "ecobell", avait été déposée en 2019 en classes 16 (gommes, adhésifs, sacs, feuilles, pellicule en matière plastique), 17 (joints, matériaux d’isolation, d’étanchéité) et 22 (fibres textiles, fibres en matières synthétiques, fils en matières plastiques).

Une action en annulation de cette marque a été introduite le 1er avril 2021, sur le fondement d’un risque de confusion avec une marque existante antérieure, la marque de l’Union européenne verbale ECOBULL, enregistrée en 2014 pour des produits de classes 16 et 22 (Matériels pour l'emballage et l'empaquetage; Matières plastiques destinées à l'empaquetage et à l'emballage ; Filets, filets d'emballage, cordes, ficelles, fils, bâches, tous pour le conditionnement et l'emballage, tous en matériaux métalliques).

La division d’annulation de l’EUIPO a alors rendu sa décision en 2022, dans laquelle l’annulation partielle de la marque "ecobell" a été prononcée. En effet, le titulaire de la marque antérieure, sur requête du déposant, a soumis des preuves d’usage pertinentes selon l’Office pour une partie seulement des produits invoqués, et la comparaison des produits et services a été menée de manière habituelle par l’Office.

S’agissant de la comparaison des signes, l’Office a du s’interroger sur le public pertinent et sa capacité à comprendre la langue anglaise. Ici, le public pertinent est le public de l’Union européenne et, au regard des produits visés, la division d’annulation indique que le public pertinent n’est pas un public anglophone. Puisque les marques consistent en un signe composé de l’élément ECO et d’un autre terme, il est évident que le public scindera les signes en deux pour se les remémorer, étant précisé que que le terme ECO sera compris comme faisant référence à quelque chose produite de manière respectueuse de l’environnement. Cette définition s’applique à toute l’Union européenne et pas seulement aux anglophones.

La compréhension de la seconde partie des signes en conflit s’avère être plus délicate. Les termes BULL et BELL seront-ils compris par l’ensemble de l’Union européenne ? D’après la jurisprudence constante, la compréhension d’une langue étrangère ne peut pas être présumée. Ainsi, même s’il a été jugé que la plupart des consommateurs au sein de l’UE comprennent des mots de vocabulaire de base en anglais, certain mots ne peuvent pas, toutefois, être inclus dans un tel champ.

D’après la division d’annulation, « BULL » (taureau) et « BELL » (cloche), ne font pas partie de ce vocabulaire basique et, partant, ne sont pas compris comme tels par le public pertinent, mais comme deux mots n’ayant qu’une lettre de différence. La différence conceptuelle ne pourra donc pas neutraliser les similarités visuelles et auditives. La division d’annulation conclut même à une similarité conceptuelle à un faible degré, compte tenu de la présence de ECO.

Le titulaire de la marque annulée partiellement a donc formé un recours à l’encontre de cette décision.

La décision de la Chambre de recours de l’EUIPO

Dans son argumentation,  la partie requérante a bien entendu contesté le fait qu’il existait un risque de confusion entre les signes.

Les arguments du requérant au soutien de son appel étaient les suivants :

  • sa marque était semi-figurative, le « b » de « bell » étant, à ce titre, formé spécifiquement par une cloche, ce qui ne faisait qu’accroitre les différences entre les signes et renforcer la signification du mot « bell » ;
  • le public pertinent est formé de professionnels, qui devraient être familiers avec la langue anglaise et comprendre le sens du mot « bell », cette langue étant selon lui, non seulement la langue officielle de l’Union européenne, mais également la langue des échanges commerciaux, des salons internationaux destinés aux professionnels, des manuels d’instructions, etc. ;
  • il fait directement référence à l’Indice de maîtrise de l'anglais EF EPI (Education First English Proficiency Index), qui est un classement des pays selon le niveau de la population en langue anglaise parmi les adultes qui ont passé un test d’anglais standard, dont les résultats sont issus des conclusions des données collectées par le biais de tests d'anglais disponibles gratuitement sur Internet. Cet indice est publié régulièrement et se base sur les données de plus de 1,5 million de personnes ayant passé le test ; met en lumière que trois quarts des habitants de l’UE peuvent parler anglais, certains pays ayant une connaissance accrue de cette langue. En particulier, la Pologne (prise en exemple par la Division d’annulation) est déterminée comme ayant une compétence très élevée en anglais. La Pologne apparaît dans les 10 premiers pays dont le niveau de compétence en anglais est très élevé. S’agissant ici des mots « bull » et « bell », l’appelant soutient que ces deux mots sont d’autant plus connus qu’ils sont représentés partout : RedBull, l’équipe de NBA des Chicago Bulls, la fameuse chanson « Jingle Bells ». Par conséquent, au regard du public polonais, ces deux termes seront immédiatement compris, tant dans leurs significations et leurs différences.
  • les preuves d’usage soumises par le titulaire de la marque antérieure renforcent la compréhension du signe (« bull »), car elle est utilisée sous la forme semi-figurative avec un taureau, soit différemment de la manière dont elle est déposée (verbalement). De la sorte, les deux marques sont donc très différentes.

Dès lors, selon la partie requérante, les termes BELL et BULL étant différents, la similarité ne devrait pas pouvoir être établie sur la seule identité entre les termes d’attaque, ECO, qui ne sont, de plus, pas distinctifs.

Au travers des échanges entre les parties, la société intimée réitère ses arguments déjà développés et soutient que, comme l’a affirmé la division d’annulation, certains mots de la langue anglaise peuvent ne pas être connus largement par la population européenne. Par ailleurs, même si le public est professionnel, le niveau d’anglais n’est pas le même selon le pays membre. En outre, même si le public parle anglais dans le monde professionnel, cela ne signifie pas qu’il a une connaissance accrue en anglais dans un tout autre domaine, n’ayant aucun rapport avec son activité (particulièrement « bell »).

--> La Chambre de recours de l’EUIPO a donc décidé, le 11 septembre dernier de maintenir la décision de la division d’annulation.

En effet, même si la 2e Chambre de recours indique que la Pologne a une compétence très élevée en anglais, en se basant sur l’indice de maîtrise de l’anglais EF EPI, sur une décision du tribunal polonais, et sur l’attribution du niveau B1 de « bull » d’après le dictionnaire Collins (B1 correspondant au niveau intermédiaire de l'anglais selon le Cadre européen commun de référence pour les langues), celle-ci énonce que l’Indice de maîtrise de l'anglais EF EPI montre aussi que des pays de l’UE ont des niveaux très bas en anglais. Par exemple, la compétence en anglais de l’Italie, l’Espagne et la France est qualifiée de « moyenne », soit deux niveaux en-dessous de celui de la Pologne.

La Chambre de recours poursuit en insistant sur le fait qu’il est de jurisprudence constante que la compréhension d’une langue étrangère ne peut pas, en générale, être présumée. De plus, même s’il est vrai que de nombreux consommateurs au sein de l’Union européenne connaissent le vocabulaire basique en anglais, il a, en revanche, été jugé que d'autres termes anglais ou l'une de leurs significations ne pouvaient être considérés comme faisant partie de ce vocabulaire de base.

Par conséquent, et en accord avec le fait que les mots « bull » et « bell » soient placés au niveau intermédiaire B1 par le dictionnaire Collins (et non au niveau basique A1-A2), les mots « bell » et « bull » ne peuvent pas faire partie du vocabulaire basique. La Chambre de recours ne peut pas présumer du fait que ces mots seront compris en France ou en Italie par exemple.

Enfin, compte tenu du fait que les mots « bell » et « bull » font partie d’un tout (complété par ECO), la Chambre de recours ne peut pas être certaine que les consommateurs n’ayant pas une compétence élevée en anglais séparent les mots ECO et BELL ou BULL. Au contraire, ils pourraient croire à un seul et unique mot.

Les éléments « bell » et « bull » des marques en conflit devront, par conséquent, être considérés comme n’ayant aucune signification et ayant un niveau de distinctivité normal au regard des produits couverts.

Une fois cela établi, la Chambre de recours se livre à une comparaison entre les signes de manière habituelle, sans surprise si nous écartons la signification de BULL et BELL.

En tout état de cause, la Chambre de recours rejette donc le recours.

Conclusion : que devons-nous retenir de cette décision ?

Ici, tout le problème était de savoir si les termes pouvaient être compris ou non par le public pertinent. Effectivement, si les termes étaient compris, la théorie de la neutralisation du fait de la différence conceptuelle des signes en conflit aurait pu être mise en oeuvre et, dans ce cas, les marques auraient dû être considérées comme différentes l’une de l’autre.

Selon nous, la position de la Chambre des recours se montre assez logique, en accord avec le niveau d’anglais global au sein de l’Union européenne et le raisonnement suivi par la Chambre des recours se veut plutôt objectif que subjectif.

Cette décision nous semble être importante, car elle met en lumière le niveau de compréhension de la langue anglaise par le public pertinent. En effet, il résulte de cette décision trois éléments pour définir si le public connait la signification de votre marque ou non :

  • Le public pertinent et l’Indice de maîtrise de l'anglais EF EPI ;
  • le niveau de connaissance du mot d’après le dictionnaire Collins ;
  • le niveau de connaissance du mot d’après les preuves que vous rapporterez.

Pour aller plus loin, ces trois étapes pourraient vous permettre de savoir si votre marque passera le difficile examen de la distinctivité effectué par l’Office : si les termes sont directement compréhensibles, font partie du vocabulaire basique et ont un lien direct avec les produits et services revendiqués, il y a fort à parier que votre marque soit considérée comme n’étant pas suffisamment distinctive par l’Office.

En revanche, si les mots utilisés ne font pas partie du vocabulaire basique et sont sans lien avec les produits et services revendiqués, alors en cas de refus de l’Office, nous devrions avoir des arguments à faire valoir pour surmonter ce refus, en nous appuyant sur une telle décision et le raisonnement utilisé par l’Office lors de la comparaison des signes

Enfin, cette décision est également à mettre en parallèle avec la pratique des Offices nationaux : suivront-ils ce raisonnement pour établir la connaissance de la langue anglaise par leurs ressortissants ?

En définitive, en cas de refus d’enregistrement de termes anglais très spécifiques, peu connus, ou dont la combinaison n’est pas d’un niveau basique, cette décision should ring a bell for you pour surmonter votre refus.

Anne-Constance Lacoste, Conseil en Propriété Industrielle en Marques, Dessins et Modèles, Novagraaf, Bruxelles.

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