G 1/23 : L’état de la technique : on-sale bar ou boîte noire technologique

Par Philippe Vigand,

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La question portait sur l'interprétation de l'article 54(2) CBE, qui définit l'état de la technique comme tout ce qui a été mis à la disposition du public, par description écrite/orale, usage ou toute autre manière, avant la date de dépôt. Dans l’affaire T 438/19, un débat s’est ouvert : un produit commercialisé, mais non reproductible/analysable, peut-il être considéré comme état de la technique ?

Décision de G 1/23 (2 juillet 2025)

Dans sa décision du 2 juillet dernier, la Grande Chambre de Recours a apporté les réponses suivantes :

« Un produit mis sur le marché avant la date de dépôt d'une demande de brevet européen ne peut pas être exclu de l'état de la technique au sens de l'article 54(2) CBE au seul motif que sa composition ou sa structure interne ne pouvait pas être analysée et reproduite par l'homme du métier avant cette date. »

« Les informations techniques relatives à un tel produit qui ont été mises à la disposition du public avant la date de dépôt font partie de l'état de la technique au sens de l'article 54(2) CBE, indépendamment du fait que l'homme du métier pouvait analyser et reproduire le produit et sa composition ou sa structure interne avant cette date. »

Points saillants de l’argumentation de la Grande Chambre

1. Critique du critère de "reproductibilité" tel que posé dans G 1/92

La Chambre rejette les deux interprétations traditionnelles issues de G 1/92 :

  • Que le produit entier est exclu de l'état de la technique s’il n’est pas reproductible.
  • Que seule sa composition en est exclue.

Elle considère que ces deux lectures mènent à des absurdités juridiques et techniques, comme rendre tout produit non reproductible invisible au regard du droit des brevets, ce qui est irréaliste et contraire à la pratique technique.

2. Le produit mis sur le marché fait partie de l’état de la technique

Un produit physiquement accessible au public (même non reproductible) appartient à l’état de la technique.

Ce principe repose sur l’idée que le professionnel du domaine ("personne du métier") peut utiliser ce produit, même sans pouvoir le recréer par d’autres moyens.

La décision souligne qu’il serait absurde de prétendre qu’un tel produit “n’existe pas” juridiquement alors qu’il est disponible commercialement et utilisé techniquement.

3. Argument logique : tout produit s’appuie sur d’autres produits non reproductibles

Rejeter de l’état de la technique les produits non reproductibles reviendrait à exclure quasiment tous les matériaux, car aucun produit ne peut être recréé à partir de rien.

Cela viderait l’article 54(2) CBE de son contenu et paralyserait l'examen de la nouveauté et de l’activité inventive.

4. Distinction entre analyse et reproduction

La capacité d’analyse (déterminer les propriétés accessibles) est suffisante pour que ces propriétés soient opposables.

La reproductibilité n’est pas requise : le professionnel n’a pas besoin de savoir refaire le produit pour que celui-ci ou ses propriétés soient considérés comme art antérieur.

5. Réflexion sur la “charge indue”

Le concept de "reproduction sans charge indue" (undue burden) est écarté : la Grande Chambre estime que seule l’analyse est pertinente, tant qu’elle est techniquement possible avec des moyens standards.

La difficulté ou le coût d’analyse n’exclut pas l’information technique obtenue de l’état de la technique.

6. Disparition ou modification du produit

Le critère de l'analyse et de la reproduction introduit par l’avis G 1/92 est interprété plus largement : la possibilité pour un expert d’obtenir physiquement le produit commercial suffit déjà à satisfaire ce critère.

Le fait que le produit devienne indisponible ou modifié ultérieurement ne modifie rétroactivement rien à son caractère d’état de la technique.

7. Activité inventive : “légalement présent” mais “techniquement muet”

Un produit non reproductible fait partie de l’état de la technique s’il a été rendu accessible au public.

Mais n’est opposable au titre de l’activité inventive que dans la mesure où un professionnel aurait pu en tirer quelque enseignement technique pertinent.

Autrement dit : il est “légalement présent” mais “techniquement muet” pour l’appréciation de l’évidence, si aucune information utile n’est accessible.

8. Conclusion retenue par la Grande Chambre

Un produit mis sur le marché appartient à l’état de la technique, même si sa composition ou sa structure interne ne peut être analysée ou reproduite, tant que ses propriétés sont accessibles au public par son usage ou au travers d’une documentation disponible.

Conséquences pratiques

Un produit vendu ou mis à disposition équivaut désormais à un art antérieur, même s’il ne peut pas être analysé ni reproduit.

Toute diffusion technique (fiche technique, pub, etc.) est opposable comme art antérieur.

Pour l’Europe, les déposants doivent breveter leur invention avant toute commercialisation ou divulgation publique, sous peine de perdre la nouveauté.

Comparatif États-Unis / Europe : on-sale bar ?

Interprétation clé

Aux États-Unis, avec la décision « on-sale bar », l’accent est mis sur la date de commercialisation, peu importe que l’invention soit secrète ou non. Il faut mieux breveter rapidement, ou au plus tard dans l’année en cas d’utilisation commerciale de l’invention.

En Europe, pas de boite noire technologique mais le principe de transparence prévaut : seul ce qui est effectivement accessible au public peut être opposé même si on ne peut le reproduire. Cela renforce la valeur stratégique du secret industriel si l’on choisit de ne pas breveter tout du moins dans l’immédiat.

Philippe Vigand, Directeur général - Brevets, Groupe Novagraaf

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