Schweppes sauve MAY TEA face à des marques en cyrillique

By Louise Péchoux,
May Tea Schweppes

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3 alphabets officiels, 24 langues officielles, et bien plus encore, la prise en compte des diversités linguistiques au sein de l’UE peut se révéler être un véritable casse-tête dans l’appréciation du risque de confusion. Il s’agit d’ailleurs là d’une des problématiques proposées au Tribunal de l’Union européenne dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 26 février 2025, les juges devant se prononcer sur la possible comparaison conceptuelle entre deux marques issues de deux langues et alphabets différents. (TUE, 26 février 2025, affaires jointes T1066/23 à T1069/23). 

Les faits 

En 2020, la société May OOO agit en nullité à l’encontre de marques de l’UE composées d’élément verbaux en anglais enregistrées au nom de la société Schweppes International Ltd sur la base de ses marques antérieures en russe et cyrilique (cf, représentation des marques en cause ci-après). Toutes les marques désignent des produits similaires et notamment le « thé » en classe 30. 


Au premier abord, ces marques ont peu de points communs. Toutefois, si vous détenez des connaissances basiques du russe et de l’anglais, vous avez peut-être spontanément reconnu que les termes МАЙСКИЙ ЧАЙ et MAY TEA ont la même signification littérale, en français « thé de mai ». C’est pour cette raison que la société May OOO considère que le public pertinent, le consommateur Letton qui possède à la fois des connaissances de l’anglais et du russe (la marque antérieure МАЙСКИЙ ЧАЙ était protégée en République tchèque, Allemagne, France, Lettonie, Pologne et Slovaquie), associera directement les marques.  

Cette analyse est validée par la chambre de recours de l’EUIPO en 2023 qui reconnait l’identité conceptuelle. En résulte, dès lors, le constat d’un risque de confusion et la nullité des marques de Schweppes. En particulier, s’il n’est pas contesté que le consommateur percevra les différences entre les signes, la chambre de recours retient qu’il est concevable que le consommateur perçoive la marque contestée MAY TEA comme une variante de la marque МАЙСКИЙ ЧАЙ qui aurait été adaptée à tous les consommateurs de l’ensemble du marché de l’UE. 

La décision du Tribunal

Le Tribunal de l’UE, bien que reconnaissant l’identité conceptuelle entre les marques, rétablit l’ordre et rappelle que le risque de confusion implique une interdépendance de tous les facteurs pertinents. Ces facteurs peuvent être, la similarité des produits désignés, la distinctivité des signes, le degré de similitude visuel, phonétique et conceptuel, la renommée de la marque antérieure etc.  

Malheureusement pour la société May OOO, les seuls critères allant dans son sens étaient la similarité des produits désignés et l’identité conceptuelle des signes, alors que plusieurs facteurs vont à l’encontre de la reconnaissance du risque de confusion :  

  • une absence de similitude visuelle, qui est un critère d’autant plus important car l’acte d’achat pour du thé repose essentiellement sur l’aspect visuel du produit (mention spéciale ici pour les éléments figuratifs des marques qui sont pris en compte dans l’analyse globale du risque de confusion alors qu’ils ont été écartés dans la comparaison des signes car dépourvus de caractère distinctif selon le tribunal) ;  
  • une très faible, voire absente, similitude phonétique (la prononciation de la marque MAY TEA est « mei-tii » alors que celle de la marque МАЙСКИЙ ЧАЙ est « mai-ski-tchai ») ;  
  • une absence de distinctivité des termes « tea » et « чай » pour désigner des produits liés au thé, ce qui limite l’identité conceptuelle dans l’appréciation globale du risque de confusion (alors qu’il est aussi reconnu que les éléments « may » et « майский » possèdent un caractère distinctif normal). 

La prise en compte de tous ces facteurs va donc faire pencher la balance du Tribunal vers l’absence de risque de confusion et l’annulation des décisions de la chambre de recours de l’EUIPO.  

Point sur l’évaluation du risque de confusion entre des marques traduites

Cet arrêt est l’occasion pour nous de faire un point sur l’appréciation du risque de confusion entre deux marques dans des langues différentes, méthode rappelée et utilisée par le Tribunal ici.  

Tout d’abord, la seule différence linguistique ne suffit pas à exclure toute existence d’une similitude conceptuelle. Pour l’apprécier, l’on doit considérer que le consommateur moyen ne fera ni une analyse approfondie des marques qu’il rencontre ni une analyse linguistique détaillée, notamment pour des achats courants. En conséquence, l’appréciation de la similitude conceptuelle doit être fondée sur la perception spontanée du consommateur.  

Dans l’arrêt commenté, Schweppes soutenait que pour le public letton la comparaison de la signification des marques relèverait d’un double effort intellectuel, la traduction de MAY TEA en letton puis la traduction de МАЙСКИЙ ЧАЙ en letton. Toujours selon Schweppes, il est peu probable que le consommateur s’adonne à cette analyse lors d’un simple achat dans une grande surface.  

Cependant, le Tribunal rappelle que le consommateur peut procéder à un rapprochement conceptuel immédiat en prenant en compte : (i)la connaissance linguistique du public pertinent et  (ii)  le degré de parenté entre les langues concernées et des termes mêmes employés par les signes en cause.  

Le public letton a une connaissance, à tout le moins, basique de l’anglais et du russe (nous notons ici que le Tribunal reconnait seulement une connaissance basique du russe par le public letton alors qu’il a déjà reconnu que la connaissance du russe par les états baltes est un fait notoire (CJUE, 18 juin 2020, Plombir, aff. C-142/19 P)). Les termes « may » et « tea » en anglais et les termes « майский » et « чай » en russe relèvent des notions élémentaires de ces langues. Il est par ailleurs précisé que le terme « may » est proche de son équivalent en letton « maijā ». Le Tribunal conclut à un rapprochement conceptuel immédiat entre les marques sans double effort intellectuel ou processus mental complexe. Par ailleurs, cette perception spontanée est aussi rendue possible car la structure grammaticale des éléments verbaux des marques en conflit est identique, un adjectif suivi d’un nom. 

L’identité conceptuelle ne relèvera pas alors seulement de la simple traduction d’une marque, mais bien d’une traduction instantanée dans l’esprit du consommateur. Par exemple, les différences entre les signes ROTKÄPPCHEN et RED RIDING HOOD sont trop importantes et empêchent le rapprochement conceptuel immédiat (TUE, 16 décembre 2015, T128/15). Il s’agit bien d’une traduction (en français « le petit chaperon rouge »), mais qui ne sera pas instantanée pour le consommateur (les termes en eux-mêmes ne relèvent pas a priori du vocabulaire de base de l’allemand et de l’anglais et ont des structures différentes).  

Dans l’arrêt, bien que l’identité conceptuelle soit retenue, cela ne suffit pas à démontrer un risque de confusion entre les marques en conflit.  C’est en réalité rarement suffisant pour le Tribunal qui, nous le rappelons, accorde une importance primordiale à l’interdépendance de tous les facteurs. C’est aussi ce que nous retenons de l’affaire BALLON D’OR/GOLDEN BALLS, lors de laquelle la Cour de justice avait confirmé qu’un faible degré de similitude peut être suffisant en raison de la présence d’un autre facteur pertinent tel que la renommée de la marque antérieure (CJUE, 20 novembre 2014,Golden Balls, aff. jointes C581/13 P et C582/13 P).  

Dans une autre décision encore, comparable à la décision concernant les marques MAY TEA, le Tribunal reconnait cette fois le risque de confusion entre la marque antérieure en allemand BWohnen et la marque demandée en anglais b.home. Les marques sont pourtant faiblement similaires d’un point de vue visuel et phonétique et seulement moyennement similaires d’un point de vue conceptuel. La distinctivité des marques est là aussi faible et le public a en plus un niveau d’attention supérieur à la moyenne (TUE, 10 février 2021, B.home, aff. T821/19). Ce qui semble avoir joué en faveur du risque de confusion est la présence, bien que faible, d’une similitude visuelle et phonétique en plus de conceptuelle.  

En comparaison avec la décision dans l’affaire BWohnen/b.home, il est probable que la différence d’alphabet ait joué un rôle déterminant dans l’absence de la reconnaissance du risque de confusion. Nous notons tout de même que l’alphabet cyrillique est un alphabet officiel de l’UE (suite à l’adhésion de la Bulgarie dans l’UE en 2007). Une même solution serait très probablement adoptée pour des marques en caractères chinois par exemple (à moins peut être qu’il s’agisse d’une translittération, ce qui impliquerait un certain degré de similitude phonétique ?). 

Conclusion 

Le Tribunal est plutôt réticent (de toute évidence plus que l’EUIPO !) à sanctionner une marque uniquement en partant du constat qu’elle est la traduction d’une marque antérieure dans une autre langue. Cette solution est compréhensible dans la mesure où, dans le cas contraire, cela reviendrait à agrandir largement le monopole d’une marque en la protégeant pour toutes ses traductions. Cela aurait un impact d’autant plus grand dans un territoire tel que l’UE où coexistent de nombreuses langues. D’où l’importance de la prise en compte de tous les facteurs pertinents, et notamment du rôle clé de l’aspect visuel et de l’acte d’achat pour les produits de la vie courante.  

Il s’agit aussi d’une décision rassurante pour les professionnels du droit des marques qui n’ont pas (encore) besoin d’élargir une recherche d’antériorité pour une marque à toutes ses traductions. La méfiance est toutefois de mise et notamment lorsqu’il s’agit de langues dont le degré de parenté est apparent ou lorsqu’une marque antérieure de renommée entre en jeux. Si vous avez des questions concernant un projet de dépôt de marque (dans n’importe quelle langue !), n’hésitez pas à nous contacter.  

Louise Péchoux, Juriste en Propriété Intellectuelle, Novagraaf, France. 

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